Je bois un verre avec S. Elle me flatte beaucoup. J’ai rarement vécu ça : elle me parle de mon écriture, elle a de grands yeux verts, je la trouve très belle. Je suis profondément triste car je ne romantise pas l’écriture. Je ne le fais plus. J’écris pour échapper à un sentiment d’inadéquation. Elle souligne des passages, référence, m’offre mon verre. J’ai envie de pleurer, de m’enfuir. Quand j’avais huit ans, déjà. Je répète très sincèrement : c’est un muscle, ça se travaille. J’ai juste envie qu’elle me trouve jolie. J’essaie de retenir le premier halètement. Je prétexte un besoin de pisser. J’urine souvent ces derniers temps. Mon hypocondrie crie au diabète, mais si je n’avais pas ces affreux TCA je pourrais y croire, malheureusement je contrôle le sucre comme je contrôle ma vie. Mal, mais avec une autorité revancharde. J’envoie un emoji »poulet » à Alex, ou alors c’est du jambon. Impossible de distinguer. Il y a beaucoup de viandes que je confonds. J’ai écouté une chanson d’un groupe interchangeable qui disait pourtant : je vois tous le temps les mêmes visages dans des corps différents. Je crois que c’est Youri qui m’a envoyé cette chanson étrange de Feu! Chatterton. J’ai simplement répondu. : bof bof la voix du chanteur, je trouve qu’il force. Il me dit que c’est tout l’intérêt. Je ne sais pas. J’en sais rien. Vous m’avez vu ? Est-ce que j’ai l’air de savoir quelque chose ? Je fais beaucoup de choses avec la même indifférence : lire, la masturbation, la contemplation. Entre temps, je bois du cidre, j’augmente les poids à la salle, j’ignore mes acouphènes. Quand c’en est fini avec S. (pas celle du cidre, l’autre) j’ai l’impression d’être dans les carnets de G. Dégoût, nausée. J’ai dans la pièce un petit cheval en cuir, fendu en son centre, qui fait office de tire-lire. Je n’ai rien dedans, même pas un mot même pas un centime – ça décore comme si ça avait le choix. Je pense à ma mère serveuse et à mon père vendeur, je me sens l’escroc du siècle, je me sens endolorie. J’aimerais entendre que rien n’est grave, comme enfant quand je ne différenciais pas ma gauche de ma droite. J’ai appris très tard à lacer mes souliers, à lire l’heure. J’ai appris très tôt à lire. Quel cadeau ! La sensation du retard. La confirmation du retard. Je sais lire une publicité mais je ne renseigne pas l’heure. Je ne respecte pas l’horaire mais je lis la colonne »blague » du journal quotidien. Blague, blagues… Ma mère préfère rire, tout le temps. Même en deuil, elle a voulu rire. S. est belle, elle bat des cils, me demande de parler de ce que j’écris – ma grande, tu ne voudrais pas être dans ma tête, ni même une mouche. Youri prend sûrement mal le fait que je n’aime pas Feu! Chatterton. Je ne lui ai pas répondu convenablement. Sentiment de ce qui n’est pas convenable. Ma mère sert des sirops. Mon père vend des caméras de surveillance – il vend des services. Panoptique moderne. J’écris des histoires que personne ne lit. Panoptique interne. Je mange des yaourts le matin, le midi, le soir. J’aime bien la voix de Bashung, il n’a pas besoin de forcer. J’aime le sirop très dilué. J’aimerais lui dire qu’elle est belle, mais on est là pour parler d’écriture (maintenant). Je me rends sérieuse aux toilettes. J’ai envie de dire à Alex tout ce que je pense. Je rougis dans le miroir ovale, sèche mes mains contre ma jupe, grogne. Je retrouve M, deux personnes à notre table jouent aux échecs. Encore une chose que je ne sais pas faire. Je demande à Ismaël de m’apprendre à nouveau (il s’appelle comme ça) je finis de lui dire que je mise sur Jean-Yves (son concurrent, il s’appelle comme ça). Jean-Yves me dit que je mise sur le mauvais cheval, j’ai envie de répondre : comme toujours, mais je n’ai pas envie de le décevoir (comme d’habitude). M. est belle, elle écrit aussi, je pense à cette galaxie si resserrée soudain. Elle a peut-être les yeux bleus. Je me sens l’escroc du siècle. Je ne sais pas distinguer les viandes et les yeux, et même les corps et les visages. Je reconnais la démarche de Youri, les yeux de M, l’indifférence de S. et le rire d’Alex. Je sais ce qui se travaille comme un muscle, bien qu’inadéquat. Je sais comment se déplace le cheval, et le fou. Je sais comment se placent les caméras de surveillance, je suis très nulle en concordance des temps. Je n’ai pas étudié les lettres, ni même les visages. Je ne sais pas jouer aux échecs. J’ai envie de disparaître, j’ai envie de retrouver les bras d’Alex, j’ai envie d’écrire le mot GLAUCÔME, j’ai envie d’appeler mon fils Glaucôme, j’ai envie d’adopter, je n’ai pas envie de donner vie dans mon ventre, j’ai envie de supprimer mon ventre, j’ai envie d’aimer feu! Chatterton Youri je t’assure. J’ai envie de servir des sirops et des sourires. J’ai envie de battre Jean-Yves aux échecs (ça semble simple) j’ai envie de me débarrasser de l’écriture parfois (très compliqué) j’ai envie d’avoir les yeux bleus, d’être sur un cheval qui avance vertical, d’être dans l’endroit sécure dont me parle ma psy : c’est quoi l’endroit dans lequel vous vous sentez sécure ? Que des gestes ou des visages (pas des corps, faut pas exagérer), des grilles, des chiffres.