les anges, mais qui peut bien s’en soucier ?

Je te regarde lancer des bâtons sur le pommier, pour tenter de faire tomber les plus mûres. Tu le fais avec hésitation, le corps rigide, puis avec vigueur, les bras allongés, emmaillottés de laine grise, et c’est évident à ce moment-là, que toutes mes certitudes s’effondrent. Deux petites pommes se décrochent, atterrissent dans un bruit sourd dans l’herbe brûlée. Tu grimaces en les voyant véreuses, gonflées et brunes. Tu lèves la tête et m’en désigne trois, quatre, d’un vert acide. J’essaie, hilare, je lance du bois mort à mon tour, des branches creuses, mais elles rasent l’horizon, foncent contre le tronc. Tu tournes autour de l’arbre, bien décidé à les récolter. Pour la tarte, pour ta grand-mère. Je sors de mon visage, du corps, de l’enclos, du jardin abandonné – les certitudes qui ne finissent pas de s’écraser, elles aussi, à mes pieds. Plus loin qu’eux. Sous mes pieds. Dans un bruit sourd. Peu de mots échangés lors de la balade, mais ils sont à eux-mêmes des réponses. Le silence qui s’accroche à tes paupières, vives, ton regard qui passe des rails d’un chemin de fer déserté aux ailes iridescentes d’un papillon minuscule. L’automatisme de romantiser, de mettre la forme. Je cherche à écrire dans ma tête le moment avant même la digestion. Ce n’est plus la réponse, c’est un secret qui ne m’appartient plus. C’est tout juste l’automne. Les anges détachent leurs ailes à l’aide de cutters, de scalpels. Ils rampent, s’émancipent comme des cerfs. Je me souviens du château de Vincennes, température jaune, quelque part en juin (il y a six ans) : des gravures de séraphins tout autour d’un portail rongé. Je buvais alors un café interminable, les yeux dans les mots, donc tournés vers l’intérieur. Je n’avais pas la réponse du bruit de tes pas, de moins en moins sourds, boueux, engloutis – c’était il y a six ans. Tu t’agenouilles devant le four pour surveiller la tarte. Je joue des notes aléatoires au piano, dans l’espoir de te faire rire, te retourner. Rien ne m’use, aucune envie de défaire, de dé-défaire. J’accueille tes dents comme une évidence. Les commissures même. La moue, aussi. L’émail. Émue comme une enfant par ta beauté, le froissement de tes joues (je n’écoute plus les mots, je fixe tes dents, ce qu’elles font faire à ton visage quand, peut-être, tu réciproques). Un dimanche, tu me demandes de te raser le crâne. Je le tiens avec toute la délicatesse du monde, on retire le sabot, je fais la chose proprement. Je tourne autour, je pense au pommier. Quelque chose à défaire, peut-être : mon sourire obstiné, les yeux avides, dans ta direction. Prononcer à nouveau l’évidence (vers l’intérieur, puis un soir, en fixant dents et gencives). Accepter les tartes aux pommes, le sucre, les mots qui se déploient autrement. J’écrivais : je souhaite forcer la fureur, le moteur. Les bruits ne viennent plus comme avant : c’est peut-être la réponse. Le calme prépare les fondations. Les incisives qui se font un chemin dans la chaire verte, l’acidité prévue, la salive et le jus qui perlent les lèvres, les commissures. Je pense aux séraphins, à leur possible tonte. Subsiste la laine, autour de tes bras, agités en direction des trois, quatre pommes. La température bleue et les sourires-incisives. 

Laisser un commentaire