je vais les démonter, tous,
elle ajoute avec un sourire béat, entre deux bouchées de gâteau.
ils ne vont même plus pouvoir épeler leurs prénoms.
la grande tante, âgée, ralentie, sourit aussi. elle n’a aucune idée de qui elle parle, elle bénit tout ce qui sortira de sa bouche. elle lui tend son verre d’eau, l’autre prend deux gorgées (fait tout par deux, depuis toujours, depuis l’enfance).
et je vais tellement bien le faire, encore, qu’on m’appellera moi avec tous les prénoms du monde.
elle réfléchit – enfin, qu’on me donnera leurs prénoms. je les porterai comme autour du cou, ou comme une chevalière, je fermerai le poing et je regarderai le bijou et je penserai à ce jour (elle regarde distraitement son téléphone) à ce jour, mardi. et toi, tu fais quoi ces jours ?
l’autre lui répond, la grande tante, que ça dépend. ce matin levée très tôt car les stores ne se baissent plus, elle devrait graisser les cordes, et qu’il faisait jour dans tout l’appartement à 5h, alors elle a fait une lessive, des mots fléchés, des mots cachés, des mots croisés, elle a écouté une émission sur l’élevage intensif, hier elle devait s’occuper des enfants, courir partout, mais elle lui demande encore de lui parler d’elle
des délires d’autorité, de moralisme, des idiots qui pensent connaître les femmes par exemple, et être un soutien quelconque, ce sont les pires, dégueulasses, il n y a pas d’alliance, il y a qu’une observation distanciée, romantique, un petit pincement de joue, une accolade.
on a ça en commun, toi et moi.
elles se remettent en marche.
l’odeur de pluie sur la grande place du Palais, ça prend aux tripes, comme l’apprentissage de la nage. planche en polyéthylène moussé sous le ventre, le visage dans l’eau, voir les lignes du fond de la piscine gondoler. et là, pas de bottes en caoutchouc, sandales sous la flotte. la deuxième marche tellement lentement (les années ont passé). il y a le clocher énorme avec le faux guet doré et son marteau pour sonner l’heure, une horde de touristes avec leur téléphone le nez en l’air pour photographier le petit ballet mécanique des miniatures qui dansent, vaches, paysans.
elle a envie de pleurer quand, plus tard, elle lui fait essayer un pantalon et qu’elle sourit en la voyant dans le miroir comme si elle recevait une carte de voeux. elle dit d’un air sévère : il faudrait refaire les ourlets – et, quand même Levi’s c’est chic.
le gâteau pèse dans l’estomac, plus l’habitude de sentir autant son corps, alors quand il y a la pluie et la colère c’est une double peine, mais c’est aussi ce qui fait que les prénoms murmurés maintenant du bout des lèvres ont le poids des jours et pour certains des mois, que la chair et les os plombent vers le bas ce qui reste de vengeance, l’oeil encore alerte de poésie qui regarde vers les fenêtres de l’artère principale, les plafonds hauts et les belles personnes qui s’ennuient, puis l’oeil qui retombe sur les vitrines jaunes et bruyantes, de la merde disponible tout le temps, des idioties sous néon, et les mains de plus en plus vieilles et maigres de l’autre, une colère qui se tasse dans les talons (dans les sandales) puis, avec l’heure du soir, moitié moins de poésie mais un quart de littérature, celle qui maintenant souligne le pas et délivre du corps, qui enferme dans la tête tout ce qui compte et a de la valeur (ce qui n’a pas de poids ou un poids supposé, celui élégant qui s’intellectualise) les paupières comme des stores en marche, quitter le clocher et le palais comme des reines avant minuit qui ne se chaussent plus par peur de rencontrer des badauds qui fabriquent des souliers avec de la terre ou des déchets.
par peur même de parler à d’autres qu’elles-mêmes, de croiser un regard de fausse alliance, un regard qui se devine chaque fois du premier coup.
de retour chez soi à la nage, retrouver corps et pensées et bénir l’extérieur et la marche assidue qui amène au moins la poésie, ici se regarder dans le miroir et voir même sur soi les années qui passent et même si le corps est moins maigre, fatalement, voir les os engorgés de prénoms, et la trace indélébile des cordonniers, du chlore.