le premier cul-de-sac est un long et triste lac horizontal, ceinture dormante. tu retiens tes larmes, non pas parce que tu réalises : tu ne réalises pas. les premières enjambées, les appels qui se perdront, ton prénom qui s’écrira de moins en moins, ou alors sans ton visage, un cheveu, une moue. tu veux pleurer parce que ton chemin se barre, maintenant, parce que le lac est d’un calme insoutenable, parce qu’il faudrait toutes les marées hautes du monde pour valider ta fuite.
tu te retournes. une personne au téléphone, l’air faussement préoccupé, s’adosse à la porte d’un garage. elle regarde sous sa semelle gauche. les quelques brins d’herbes mélangés à de la boue retiennent son attention (beaucoup plus que la voix à l’autre bout du fil). tu aurais juré qu’il y avait quelqu’un. ton ventre se tord, de la même manière qu’il s’était concentré tout en bloc le mois passé, au bord du canal à Paris. tu avais senti la bascule, l’abandon potentiel. presque euphorique, tu donnais des coups de pied dans les pives. enfant, tu étais gardienne de tous les jeux possibles, tu retenais tout, tu étais redoutable. tu essaies de donner un coup dans la bogue d’un marron, qui ne décolle pas du sol.
pour t’amuser, tu lui donnais un prénom différent chaque jour. la première fois, sans prévenir, tu lui avais demandé de te passer un bol ou une tasse. il t’a demandé de répéter, s’est finalement vexé. tu t’es mis à rire de manière hystérique (il tombait dans le panneau, souvent) il disait c’est la faute à ton ton monocorde, je ne reconnais jamais les plaisanteries. Puis il s’arrêtait, grave : j’ai cru que tu ne m’aimais plus. ou pire, que tu m’oubliais, à l’instant.
tu avais beau promettre que tu ne connaissais aucun Paul, il a fallu du temps pour qu’il se remette à sourire. tu avais connu un Paul, et pas le moindre. un garçon qui faisait les antiquaires (au moins un jour sur deux), avait un large rire qui inondait tout, pensait l’inverse et l’envers de tout, de tout le monde. mais il ne fallait pas le lui dire, pas maintenant.
d’ailleurs, vous auriez pu partir à deux. vous aviez des impatiences similaires, mais au fond, tout au fond, les mêmes détresses. vous auriez pu faire quelques kilomètres ensemble, mais au premier virage plusieurs malentendus possibles, et ça aurait été d’une tristesse immense, de se laisser là, dans un vrai cul-de-sac.
les rives du lac sont pelées. des familles ont installé des chaises de camping, des réchauds. avant, tu aurais listé mentalement tous les ingrédients et les odeurs provenant des paniers et du grill, des assiettes. maintenant toutes les formes dans les contenants en plastique et en inox te sont égales. ta faim se fait oublier, elle aussi. il semble que tes pieds soutiennent ta tête par on-ne-sait quelle magie. au milieu, des courts-circuits et des silences, de chair et d’intériorité.
tu aurais juré qu’il y avait quelqu’un. d’ailleurs, c’était prévu comme cela. tu tombes amoureuse de ceux qui courent vite, et ce n’est pas pour rien. tu t’es trompée. tu contournes le lac par la droite, tu te perds dans les draps de feuilles mortes, quand tu accélères le pas tu vois les mêmes tâches jaunes et vertes que quand tu presses très fort avec tes doigts sur tes paupières fermées. tu cours à nouveau, tu continues de regarder tes pieds, les feuilles des châtaigniers, le mélange des formes, des plis, des feuilles estropiées, des pointes arrachées, de celles accolées, reconstruites, te donne la nausée et te contente à la fois.
tu essaies de te souvenir de tout ce qu’on t’avait dit qui commençait par »tu verras, plus tard ». c’est maintenant, plus tard, tu le sens, et puis rien. et puis ce que tu vois c’est ce parterre mordoré et la vie qui se fait, les voix qui ne s’habitent pas moins, comme si ton départ n’avait pas eu de premier jour, comme si les derniers s’enfilaient comme des perles, et toi même, maintenant que tu y prêtes attention, tu commences à oublier ton prénom.
mais il importe peu dans la cavale, car si les autorités t’arrêtent, te brusquent, harcèlent, tu pourras dire que tu ne sais pas. sincèrement. tu pourras dire avec précision le nom de la zone industrielle que tu viens de dépasser, le prix du diesel affiché dans l’avant dernière station d’essence aperçue. alors on te dira que tu es folle, complètement toquée, certainement la route la déshydratation les insolations les grands froids, le manque de quelque chose, les grandes émotions. on sera tour à tour accablé, consterné, attendri. ce sera peut-être le vrai début ou alors le fermoir du collier. l’accomplissement total – plus de souvenirs de culs-de-sac décevants (cours d’immeubles aux poubelles éventrées, garages à bateaux, lac en ceinturon râpé). juste un diagnostique. un magasin de stores apparait avec écrit sur la vitre en lettres dorées ICI, ON LIQUIDE TOUT.