ce qui inquiète, sous les masques, c’est que les traits transposés de l’enfance disparaissent
le jour d’avant, c’était un jour vide. en terrasse, un papillon s’est arrêté sur la couverture du livre en cours.
une matinée sur l’autre rive, à déambuler parmi les statues de Bourdelle, à fixer avec insistance les lèvres et les muscles, à contourner les socles en plein air, avant de descendre au frais découvrir les céramiques, les biscuits, la faïence comme mouillée, les faunes et les dryades, crapauds, vénus, découvrir les émaillages avec ce qu’il reste de concentration, quand soudain tout se kaléidoscope sous les absences et les urgences.
terrasse, visage en veille, on apporte un café sur la table. tout d’un coup, les jambes qui s’activent, les genoux qui cognent, le corps qui a envie de parcourir la ville et la tête qui reste lourde et congestionnée. peut-être un sursaut allergique, alerte jaune pour le pollen, peut-être le vin de table. reste qu’il y a impossibilité technique.
le lendemain, on part de l’église saint-augustin, on zigzague entre grands boulevards, haussmanneries et galeries marchandes, épices ayurvédiques, on passe la tête dans la fenêtre de quelques brûleries pour attraper des cafés minuscules dans des gobelets en carton, pour étirer les jambes sur les mètres, échasses d’énergies. on repense au centaure mourant en plâtre, le visage rêveur et incliné, le corps encore bien solide et noué. aujourd’hui, ni nymphe ni bacchante. les pavés s’effritent en marécages, les seuls îlots sont à l’ombre. on s’arrête chez prune – rien n’a bougé. en deux lèvres distinctes et froides s’ouvre la fente du canal st martin. juste devant, un groupe de jeunes garçons jouent à la pétanque. des jambes brunes se statufient aux lancers et aux atterrissages. dès le matin, on a tout de suite su que l’on serait réceptif à tout. déjà sur la route, des jeux de langage qui se forment dans la bouche, un regard qui fait la puce, les bras bien engagés et une patience folle, des attitudes économes. tout est aligné : prêt pour la castagne ou l’amour, les dingueriez et les explosions. l’acuité suprême comme petit flingue ou parties génitales. on dégomme ou on avale. on salue de loin la femme du patron de chez prune, on balance sa dernière monnaie sur l’osier en plastique de la petite table. rien au monde n’est plus hideux que cet osier faux, l’osier vrai est discutable, mais ce choix était problématique. pendant deux minutes, on fixe la table rouge, on grimace. puis on gagne les quais, cailloux, graviers, planches en bois pour faciliter le passage piéton lors des travaux, demi piste cyclable, carré d’herbes pelé, triangles, bandeau, sable en bac ou en débordements, corps allongés pour prendre le soleil, on chevauche contourne évite on lévite on blâme on attend au feu rouge on s’éloigne du canal on y revient on aimerait y tremper ses orteils, on regarde ce qui y flotte on y croise des bougies de gâteaux d’anniversaire, des déchets (un emballage de taboulé industriel), il y a aussi des grosses barques hors compét’, des filets, des bouteilles sans message.
et passant sous le pont levant de la rue de crimée, l’impétueux Ourcq, avec le gros cinéma qui mélange programmation osée et tout public. à gauche et à droite des troquets des cantines où l’on choisit au buffet et où l’on se fait servir à table, des adolescents qui écoutent de la musique à coing, sur toutes les machines possibles, le plus fort possible, bref, la même chose qu’avant mais des pavés plus lisses et plus clairs, des ponts et visiblement des embrassades et des badinages dans les herbes qui semblent être inventées pour pousser uniquement sous les ponts et entre la pierre, bref, la mousse, les écumes, la salive.
encore une échappée à vitesse de croisière.
pas besoin de réfléchir longtemps, on ne fuit plus quelqu’un
ou un poste, des habitudes, des automatismes mais
la bascule
justement,
la bascule.
on l’a sentie très fort dans le ventre avant de partir. d’où la tête qui bourdonne et les attentions aléatoires. d’où les babils confus. la bascule vers quelque chose de plus grand, vers les vertiges. on en avait déjà reçu en pleine pomme, en collier de perles, des vertiges. à la pelletée ! mais là, la bascule elle a une matière, et ce n’est pas un toboggan de parc de jeu. ni le cheval en bois qui catapulte dans un cri fou ou un rire inquiet.
le soir, on a rendez-vous dans une brasserie, trouver un ami, manger au chaud. pour l’instant on a encore 1,4km depuis cette partie du quai de la loire pour trouver la chute.
(un peu plus, parce que l’on décide de passer devant le square marcel mouloudji, tout élégant de fleurs et tout vide ce jour-ci)
puis quai de la marne, le favori, jusqu’à rue des ardennes qui est la dernière à tirer à droite, parce qu’après, plus de marche arrière, ou de marche à droite possible, puisque se dresse la cité des sciences (un détail), que l’on arpente sans état d’âme, d’un pas décidé, jusqu’au gros poisson (comme dit Lucas) qu’est la philharmonie.
six ans auparavant, dans une errance et une demi tristesse, un décalage d’avec le corps et les sentiments, s’arrêter devant l’impétueux bloc d’écailles qui réverbère tout ce pan de la ville et plus encore, au loin les buildings et tout près le visage en mosaïque absurde, les larmes qui perlent sur les joues et qui justement,
justement,
se changent en perles ou en tenue de soirée
bref, la philharmonie, l’évidence. six ans auparavant, trouvée là au bord du parc, grandiose, qui a soigné instantanément des plaies et des questionnements, qui a guidé la fin du séjour et les pas un peu ivres jusqu’à l’hôtel, cette fois-ci elle emplit d’une joie immense les pieds les poignets les joues, elle remplit de rose et de forces et de santé ce qui reste de ce qu’on traîne ce jour-là
l’avantage d’être seul ce jour là : pouvoir rester deux heures devant, tourner autour, s’accroupir, s’allonger sur le bitume, s’incliner, pleurer un peu, rire dans son coude.
le désavantage : l’effusion des mots, des états, dire de quelles joies on se construit, dire la bascule qui fait moins peur, dire l’enfance et dire l’avenir, tout confondre en railleries, tout rendre léger, embrasser les bouches fraîches et les corps chauds, enlacer, dire ce qu’on veut parce que ce qu’on veut n’a parfois de sens que le jour-même
ici, pas de prénom ni même de matricule ni de personnage ou familier aux trousses, pas d’annonces sur papier glacé ou papier souillé ou papier gris. puis se remettre en marche, vers le retour, mais tout ce qui supplante les jambes est maintenant serein, maintenant vide.
