tu te tiens raide sur le bateau. précisément, tu es seul, entre deux terres que tu ne connais que de textures. tu te tiens du côté de celle qui s’éloigne. en premier lieu tu cherches la symbolique de ton positionnement. tu psychanalyses l’eau qui s’émousse. il y a juste une satisfaction à avoir le dos balayé par le vent. ce bateau fait la moitié de ceux que tu as pu observer en Corse. mais ton corps double la longueur de ton enfance.
tu pourrais être triste mais tu cherches d’autres mots. tu te résignes à être uniquement triste. tu penses à toutes ces émotions que tu as lues mais jamais ressenties. ces livres remplis d’images de grimaces d’horreur, de descriptions du dégoût, le nez qui se plisse, la fureur, la fureur et la fuite devant l’objet, tu penses à tout ce que tu as rangé sous le mot tristesse par facilité. par paresse. et maintenant, tu ne peux pas te dire triste – ce serait hiérarchiser ce que tu ne connais pas. pêcher l’unique poisson qui bat déjà de la queue sur le sable.
à y réfléchir, il y a l’affreuse mère qui suit de près: la peur. celle d’être triste. quoi de plus geôlier que la tristesse ? on n’en ressort pas. les pores, les yeux, les cheveux, tout s’en teint. les animaux la sentent. ton cousin murmure à ta tante qu’il y a quelque chose qui ne va pas. et toi, tu n’oses dire à personne que tu as peur de rester coincé dedans. que si tu y trempes le pied, il y aura requin, îlot de sureté (plus bas) ou algues qui endorment. tu pourrais être piégé et vivre des semaines de tristesse. tu pourrais rester à l’horizontale, sans mouvement, dans tes draps. tu pourrais du jour au lendemain ne plus peindre, ne plus trouver de la poésie dans les sons. tu as peur de ce qui n’a pas de durée. tu veux l’étau ! tu veux le territoire, la scission. tu veux voir l’après, tirer le rideau. ceux qui pleurent sont rarement beaux. les autres sont des menteurs. tu as peur que la tristesse prédomine, justement, parce que tu fonctionnes aux émotions-moteurs. tous les jours, chaque heure, c’est ce qui te fait avaler, marcher, courir.
tu as eu un jour le poids sourd d’un homme qui pleure sur tes épaules d’enfant. tu as vu un homme se vider de tout, arraché, étalé sur la moquette, qui hurle, qui s’étouffe, puis muet, muet par toute la monstruosité qu’il contient. et les vagues de douleur, et le hoquet du désespoir, et le silence, tout est fait, fini, des années envolées, un truc comme ça. impuissant, tu as pleuré aussi. une chorale de laideurs. tu pensais que ce serait du soutien, un acte camarade. tu n’as pas tapé l’épaule, tu n’as pas tempéré. tu as pleuré plus fort, des cris. cette soirée a duré des mois. puis tout le monde s’est endormi comme si de rien n’était et la nuit, égoïste n’a pas attendu pour se coucher. tout le reste vivait et c’est comme cela que l’on sort de la tristesse. avec les jours, et le vent des choses qui ne savent même pas que nous existons. c’est le chant de ce qui s’en fout autour de nous, et qui reste à prodiguer. des feuilles, des fleurs, l’eau sous le bateau, ce qui se fait et ne réfléchit pas, l’impermanence, c’est se sentir soi agglutiné dans ses larmes, impossible à éclore, qui délie le corps avec les jours, le vent des choses, encore, l’eau sous le bateau, ce qui s’en fout, puis un jour on se réveille dans le jour qui ne nous a pas attendu non plus et on réalise que le pas est léger et que d’autres émotions sans mots, juste des couleurs, reviennent, et les images dans les livres se font moins abstraites. quand on lira sur la tristesse, on dira oui – vu et connu. on se rappellera l’homme sur la moquette, l’horizontalité des nuits et des matinées confondus, on se rappellera que l’on a été triste non pas par facilité, mais par bravoure. parce qu’il existe un pays entier pour la tristesse et que parfois, il faut bien fouler d’autres sables et quelques ronces.